Réduction du stress du patient au cours de l’anesthésie locale dentaire
La plupart du temps, les situations d’urgence au cabinet dentaire sont directement dues à une augmentation du stress liée à l’injection de l’anesthésique et non à l’anesthésique lui-même. Le plus important n’est pas ce que l’on injecte, mais comment et dans quelles conditions on va l’injecter.
Je ne cherche évidemment pas à vous dire que les solutions anesthésiques sont des produits à l’innocuité totale, ni que l’anesthésie locorégionale est un acte banal, mais j’attire l’attention sur l’art et la manière de les utiliser.
Pourquoi réduire le stress du patient au cours d’une anesthésie locale dentaire ?
Parce que l’anesthésie locale peut engendrer la peur de la douleur, et, à ce titre elle est un facteur d’apparition d’urgence médicale. Pour Matsuura (1989), au Japon, environ 55 % des situations d’urgence ont eu lieu durant l’anesthésie locale ou dans les 5 minutes suivantes. Même constat pour Malamed aux USA : plus de la moitié des situations d’urgence étaient des malaises vagaux (évanouissements), ou des phénomènes d’hyperventilation, arrivant pendant ou juste après l’injection. Il s’agit le plus souvent de réactions d’ordre psychogénique.

Yvon Roche nous le rabâche (c’est le b-a ba de la pédagogie) à longueur de pages, dans son livre « Risques médicaux au cabinet dentaire en pratique quotidienne » : le contrôle de l’anxiété et la réduction du stress doivent constituer les préoccupations prioritaires du praticien.
Voilà qui a le mérite d’être clair.
A qui s’adresse cette stratégie de maîtrise du stress ?
En premier lieu aux patients dont le profil médical ou psychologique incite à la méfiance : par exemple, les patients souffrant d’angine de poitrine, d’asthme, d’hyperthyroïdie, etc. pour lesquels un excès de stress est capable de les faire basculer d’un état de santé relativement équilibré par les traitements médicaux, en une exacerbation de leurs problèmes de santé.
Mais aussi, aux patients en bonne santé physique, car ils restent des candidats potentiels à la perte de connaissance, à l’hyperventilation, etc. déclenchés par la crainte « normale » d’un soin dentaire, par un état d’anxiété ou de fatigue, par une douleur inattendue…
D’où vient que le patient est stressé ?
En vrac, le patient :
- peut être stressé de façon générale ; c’est dans sa nature : il craint, globalement, l’inconnu ; il ressent facilement des sensations d’impuissance et de perte de contrôle face à des situations qu’il juge difficiles ;
- se sent dépersonnalisé dans un contexte médical, en particulier par l’usage de masques, de gants, de champs opératoires : sensation encore majorée dans un cabinet dentaire par l’environnement ;
- ressent une perte de son espace vital personnel, à la fois par la proximité corporelle du praticien lors des soins, par le fait que le fauteuil dentaire est étroit, et que l’instrumentation, en particulier lorsqu‘elle est disposée en « transthoracique », accentue l’impression d’enfermement, et, incidemment, sa visibilité directe ;
- craint de souffrir, craint l’anesthésie elle même, qu’elle ne soit pas efficace, qu’elle entraîne une insensibilisation gênante ou prolongée ou, pire, irréversible, qu’elle l’empêche de déglutir ou de respirer normalement : tout cela pouvant évidemment se combiner sur le mode additif, histoire d’ornementer le tableau clinique.
Comment reconnaître le patient stressé ?
Il peut :
- présenter une posture anormalement rigide : il se cramponne aux accoudoirs, il a les pieds rentrés en dedans, les genoux relevés vers le thorax, serre les dents (au sens propre !) ;
- avoir les articulations des mains blanchies, à force de serrer les poings et les doigts ;
- jouer nerveusement avec ses doigts, tapoter ;
- se relever, se retourner sur le fauteuil, pour tenter de voir ce qui se prépare ;
- « jouer la montre », en (re)demandant des explications, en allant cracher plus qu’il ne nous paraît utile (ah, le crachoir, accessoire probablement le plus dégoûtant, le plus générateur de perte de temps, peut-être le plus inutile qui soit, et, cependant, tellement archétypique d’un cabinet dentaire que les « designers » ont du mal à nous en priver !) ;
- avoir une conversation nerveuse, faite de réponses rapides aux questions posées ;
- avoir la respiration courte, le rythme cardiaque accéléré, soupirer profondément ;
- transpirer du front, de la lèvre supérieure, des mains, qu’il essuie sur ses vêtements ;
- déglutir d’abondance, avec une sensation de bouche sèche ;
- paradoxalement, avoir une volonté exagérée de coopérer avec le praticien : « voulez-vous que je vous tienne la pompe à salive ? », « et si je tournais la tête comme ça ? »… tout en s’éloignant de nous, insensiblement, mais sûrement, par reptation de Sioux, car sa bonne volonté ne va pas aussi loin qu’il voudrait ;
- prétendre n’avoir peur de rien, en avoir vu d’autres – d’ailleurs, c’est un pilier de rugby : méfiance !
Au total, on se rend compte que la frontière est sinueuse entre un patient très stressé, et un patient phobique des soins dentaires. Peut-être n’est-ce qu’une question de degré.
Quelles sont les conséquences cliniques spécifiques du stress ?
Le stress entraîne la libération de catécholamines endogènes pendant le traitement dentaire, de sorte que leur taux de base est déjà élevé. On peut alors être légitimement tenté d’avoir recours à un anesthésique local sans vasoactif. Malheureusement, l’anesthésie pulpaire obtenue est plus courte et moins profonde qu’avec la même molécule anesthésique avec un vasoactif.
Si le patient ressent une douleur pendant le traitement, il réagira par du stress excessif, avec une sécrétion accrue d’adrénaline endogène. Je rappelle qu’au repos, nous sécrétons 0,014 mg d’adrénaline par minute, c’est-à-dire, approximativement la quantité contenue dans une cartouche de 1,8 mL avec 1/100 000 d’adrénaline, à savoir 0,018 mg. Et en cas de stress important, la sécrétion endogène d’adrénaline pourrait être multipliée par 20, voire 40 : on est donc fort loin des quantités injectées en anesthésie dentaire. Et mieux vaut utiliser intelligemment une solution anesthésique adrénalinée bien choisie que risquer de déclencher un tsunami d’adrénaline endogène.
L’injection lente d’un anesthésique local avec une dilution (par exemple, 1/200 000, ou 1/100 000), et une quantité adaptées de vasoactif dans le pire des cas, 2 cartouches à 1/200 000, ou 1 cartouche à 1/100 000) produira une analgésie pratiquement certaine, et de durée suffisante, sans stress supplémentaire.
On entend assez souvent dire, actuellement, qu’il y a plus de risque provenant des catécholamines endogènes sécrétées sous l’effet du stress que de l’adrénaline que l’on injecte : je crois que c’est vrai dans la majorité des cas.
En quoi consistent les protocoles de réduction de stress ?
Ces « protocoles de réduction du stress » ne sont véritablement évoqués que dans les ouvrages anglo-saxons sur l’anesthésie locale au cabinet dentaire. Chez nous, seul Yvon Roche y fait une allusion permanente.
Il s’agit de :
- bien connaître son patient : il faut donc faire un interrogatoire médical soigneux et remis à jour régulièrement, de façon à évaluer le niveau d’anxiété du patient ;
- l’encourager à s’exprimer, et être vraiment à l’écoute, pour instaurer un climat de confiance ;
- adapter les rendez-vous :
- en horaire : privilégier les rendez-vous matinaux,
- en durée : veiller à adapter la longueur du rendez-vous aux limites de tolérance du patient, surtout s’il est particulièrement anxieux ou si sa santé générale est dégradée,
- et surtout, s’assurer de réduire le temps d’attente ;
- donner une anesthésie locale efficace durant le traitement, en gardant à l’esprit que, sauf cas rarissimes, l’adrénaline n’est pas contre-indiquée : il faut éventuellement en adapter la quantité selon le contexte clinique (cette question sera développée dans un autre post à venir) et surtout l’injection doit être lente ;
- évaluer avec le médecin la nécessité et les modalités d’une prémédication le soir précédant les soins, et immédiatement avant la séance de soins, par exemple avec des benzodiazépines qui sont les molécules de choix pour une sédation par voie orale ;
- envisager, éventuellement, une sédation anxiolytique par inhalation de protoxyde d’azote ;
- donner un traitement préventif de la douleur post-opératoire ;
- s’assurer de faire un suivi post-opératoire sur la douleur et le niveau d’anxiété des patients particulièrement anxieux en leur téléphonant le jour même.
Quels résultats peut-on ainsi obtenir ?
A titre d’exemples :
- pour Niwa et al. (2001), on peut utiliser 1,8 mL de lidocaïne 2 % avec 1/80 000 d’adrénaline en sécurité, car les conséquences hémodynamiques sont minimes, voire nulles, y compris chez des patients atteints de maladies cardiovasculaires. Pourtant, une dilution d’adrénaline de 1/80 000 fait froid dans le dos chez nous, alors qu’elle est d’usage courant en Grande-Bretagne !
- De même, Elad et al. (2008) estiment que faire des soins dentaires avec 1,8 mL d’articaïne 4 % avec 1/200 000 d’adrénaline ou de lidocaïne 2 % avec adrénaline ne présentait aucun danger chez les patients cardiaques, fragiles médicalement.
- Enfin, Niwa et al. (2000) avaient des patients atteints d’angine de poitrine instable ou ayant eu un infarctus aigu du myocarde dans les 6 mois précédents : ils ont bien toléré extractions dentaires ou pulpectomies sous anesthésie locale, car des précautions visant à limiter leur stress avaient été mises en place.
On retient donc que la façon de faire l’anesthésie locale est plus importante que le produit que l’on injecte.
- Prenez-vous en compte le niveau de stress des patients ?
- Et comment y adaptez-vous les modalités de vos anesthésies locales ?
Commentaires
Relaxation Patient allongé Anesthésie à température du corps… Je porte toute mon attention à la respiration du patient en l’invitant à inspirer et en injectant tout doucement au moment seulement de l’expiration. A la pénétration de l’aiguille je l’invite à tousser et j’injecte une petite dose. J’attends. Observe. Et reprends tranquillement avec en permanence un morceau de musique classique pour tuer tout silence anxiogène.
La maîtrise du stress doit s’établir simultanément entre le patient et le praticien. L’intervention se fait « ensemble » à deux. Avec un nouveau patient un délai de réception mutuelle est nécessaire pour passer au dessus du stress. Nécessité d’être soit même zen. Ne rien faire paraître et inviter le patient crispé à ouvrir les yeux pour détendre déjà le visage mais et lui faire prendre conscience de son corps. Observation de la position de ses pieds et de la décontraction de ses jambes. La relaxation totale vient avec les séances suivantes dans la mesure où elle se passe bien. 1/2 carpule de Chl articaïne au 1/100000 en précisant que l’on garde le reste pour tout à l’heure… si nécessaire!
Ce que je retiens surtout dans vos propos c’est la quantité d’adrénaline endogène et les malaises vagales observables chez les patients tendus au point de s’en arrêter là s’il n’arrivent à se détendre. C’est à ce moment là qu’ils reprennent le dessus.
Important qu’ils puissent nous informer de leur anxiété et de l’acceptation de notre intervention.
Bien à vous mon cher confrère
L’essentiel est de donner au patient le temps de reprendre. Il doit sentir sa peur maîtrisée et l’accepter. Lui dire en réalité que c’est normal d’avoir peur et que c’est un phénomène naturel de survie enclenché par les dangers de la vie.
Votre point de vue Docteur Thierry COLLIER?
Bonjour,
merci de nous communiquer votre « art de faire »: on ne peut qu’être d’accord avec vous, quant à l’attention que vous portez au « vécu » de vos patients, et votre souci louable d’utiliser tous les moyens pour en diminuer le stress.
Si vous le permettez, quelques réflexions sur vos propos :
– réchauffer la cartouche à température du corps est inutile. Les anesthésiques locaux en cartouche maintenus à température ambiante (20- 22° C) n’entraînent pas de gêne lors de l’injection et les patients ne se plaignent pas que la solution anesthésique soit trop froide, alors qu’une solution anesthésique à 27° C( on est loin de la température corporelle) ou plus, est décrite par les patients comme étant trop chaude et provoquant une sensation de brûlure à l’injection. D’autre part, il y aurait dégradation plus rapide du vasoactif, qui est thermolabile : l’analgésie serait donc de plus courte durée. Et enfin, il a été montré qu’avec une cartouche réchauffée placée dans une seringue métallique, la température de la solution anesthésique, au moment de l’injection, c-est à dire après passage dans l’aiguille, retombe pratiquement à température ambiante. Faites donc l’économie des réchauffeurs, inutiles, voire non recommandables.
Références :
Rogers, KB, Fielding, AF, Markiewicz, SW: The effect of warming local anesthetic solutions before injection. Gen Dent. 37, 1989, 496–499.
Malamed S. Handbook of local anesthesia. Mosby, Saint_Louis, 2013.
-« ’on garde le reste pour tout à l’heure… si nécessaire! », dites-vous : je crois qu’il est de bonne pratique de déterminer initialement la technique, la solution anesthésique, la quantité à injecter, pour assurer (=rendre certaine) une analgésie totale d’emblée, sans avoir à en rajouter. C’est une bonne chose, tant d’un point de vue purement technique –
-enfin, l’adrénaline, conformément à vos réflexions, est le médiateur chimique du « flight or fight » ( fuir ou lutter), et prépare l’organisme à ces deux attitudes, son action pouvant aller, à l’extrême, jusqu’à la syncope, manifestation ultime de la fuite devant le danger ressenti ! Et, en effet, il est normal d’avoir une crainte de l’inconnu : c’est l »absence de crainte ( ou, mieux dit, la simulation de l’absence de crainte de la part de certains patients) qui est anormale, voire inquiétante.
Encore merci pour vos remarques.
Dans vos précieuses informations se trouvent très certainement l’explication cet après midi de l’échec de mon anesthésie locale et de la sensibilité à l’injection lente d’une carpule préalablement réchauffée à 36° chez une patiente quelque peu tendue. Je m’attendais à un simple soin conservateur et la dent est restée sensible du début à la fin malgré la reprise de l’injection toujours à 36°
Mon réchauffeur va rester dorénavant éteint et je n’aurai plus besoin de reprendre l’anesthésie locale! C’est fou comme on peut se tromper et étonnant d’avoir l’illusion de bien faire!
Enfin la perte de connaissance j’ai pu l’observer chez un jeune patient pusillanime qui ne disait rien en présence de sa mère et j’étais plus inquiet que la mère qui elle savait la difficulté d’amener son enfant !
Bien à vous avec toute ma reconnaissance.
Dans vos précieuses informations se trouvent très certainement l’explication cet après midi de l’échec de mon anesthésie locale et de la sensibilité à l’injection lente d’une carpule préalablement réchauffée à 36° chez une patiente quelque peu tendue. Je m’attendais à un simple soin conservateur et la dent est restée sensible du début à la fin malgré la reprise de l’injection toujours à 36°
Mon réchauffeur va rester dorénavant éteint et je n’aurai plus besoin de reprendre l’anesthésie locale! C’est fou comme on peut se tromper et étonnant d’avoir l’illusion de bien faire!
Enfin la perte de connaissance j’ai pu l’observer chez un jeune patient pusillanime qui ne disait rien en présence de sa mère et j’étais plus inquiet que la mère qui elle savait la difficulté d’amener son enfant !
Bien à vous avec toute ma reconnaissance.
Bonjour,
je reviens sur votre dernier paragraphe, au sujet de la perte de connaissance observée chez un jeune patient pusillanime : je trouve le cas assez curieux, voire suspect.
Je m’explique : je crois que les pertes de connaissance chez l’enfant (en bonne santé) sont exceptionnelles, mieux, rarissimes, tout simplement parce qu’un enfant, lorsqu’il a peur, crie, pleure, gesticule; bref, il ne craint pas de se manifester bruyamment, contrairement à un adulte qui affectera de maîtriser son appréhension et tentera de ne rien manifester, pour éviter le « ridicule » et montrer son courage.
A l’appui de cette réflexion, la description que vous nous faites de l’attitude calme de la mère : je ne suis pas très loin de penser que le « petit ange » vous a diaboliquement manipulé : « ce qui ne fonctionne plus chez ma mère, pourrait bien impressionner le dentiste ; je vais lui faire peur ; ça lui apprendra à ne pas recommencer, na ! »
D’ailleurs, n’appréhendez-vous pas, peu ou prou, la prochaine rencontre avec votre jeune (im)patient ? N’auriez-vous pas envie, après la séance mouvementée que vous avez vécue, de le confier à votre meilleur ennemi et néanmoins confrère ?
Ceci n’est qu’une impression, une libre interprétation de votre témoignage, et je ne voudrais pas vous paraître excessivement cynique, ni faire de la « psychologie » de quincaillerie, mais…
Merci pour vos témoignages empreints d’une belle sincérité.
Très cordialement.
Le cas remonte à longtemps et les souvenirs me reviennent à présent.
Tout à fait d’accord avec vous, les contacts sont directs et francs avec les jeunes enfants et me rappellent la bonne époque de l’Institut Eastmann.
Si je me souvient bien » l’enfant » était en réalité un adolescent, un grand gaillard, un costaud qui se trouvait allongé sur le fauteuil devant moi. La mère m’avait prévenu et bien contente de me confier son fils qu’elle n’arrivait à faire soigner. Le soin conservateur quoi que plus long que d’habitude a pu être mené à bien et j’étais bien content de redresser le fauteuil et d’avoir traité une molaire inférieure enflammée. C’est au moment de reprendre la station debout en contournant le fauteuil que fut ma stupeur de voir le grand gaillard s’effondrer. On s’interroge d’en avoir trop fait.
Le petit ange dont vous me parler m’aurait bien amusé et cela montre que l’on doit se mettre à leur niveau mais ici on avait à faire à un grand gaillard. Je me suis mal exprimé et je m’en excuse.
Il m’est arrivé de recevoir un patient qui se recommandait d’un ami confrère à la retraite. Quand je l’ai appelé pour lui dire que son patient sautait au plafond rien qu’à la vue de l’aiguille il m’a rassuré de toute la difficulté de le soigner et désolé que le patient atterrisse dans mon cabinet . Attention piège: ce patient est devenu l’un de mes plus fidèles patients. Sa tendance est de taper des pieds pour un rien!
On s’amuse dans le métier mais qu’est ce qu’on ne ferait pas pour le meilleur de ses amis confrères!
Jean-Jacques